samedi 14 novembre 2015

Vian et les vieux

Le titre de ce blog et du livre qui va avec (Ils viendront cracher sur nos tombes, Paris, Chapitre.com, 2015) doit évidemment quelque chose à J’irai cracher sur vos tombes, le polar publié en 1946 sous la signature de Vernon Sullivan, alias Boris Vian. Il y a là plus qu’un simple jeu de titres. Les failles éducatives qui ont fait de nous, baby-boomers, une génération irresponsable ne sont nulle part aussi visibles que chez Boris Vian.

Le narrateur de J’irai cracher sur nos tombes, Lee Anderson, est un blond à la peau claire, mais il se considère comme un noir parce qu’il a un huitième de sang noir. Il a quitté une ville du Sud américain où son jeune frère a été lynché pour avoir fréquenté une blanche. Il ne vit que pour le venger et assassinera dans des conditions atroces les deux plus jolies blanches qu’il ait pu trouver, Jean et Lou Asquith. Mauvaise conscience, racisme à l’envers, haine de soi et des autres, identité mal assurée : les thèmes sociaux qui empoisonnent le début du 21e siècle et qui auront taraudé une partie de notre génération étaient en germe dans ce livre que beaucoup de nos parents ont lu (J’irai cracher sur vos tombes a été un grand succès de librairie en 1947).

Comme l’immense majorité d’entre eux, Boris Vian avait quelque chose à se faire pardonner. À 22 ans, à la fin de ses études d’ingénieur, il était entré à l’Afnor à peu près au moment où le régime de Vichy la déclarait d’utilité publique. Tandis que les tout meilleurs de sa génération s’engageaient dans la Résistance, il consacrait ses loisirs à jouer du jazz dans les caves de Saint-Germain-des-Prés. Le Déserteur pourrait bien être une tentative d’exorcisme de ses remords ! Boris Vian n’a pas montré plus de courage lors des poursuites contre J’irai cracher sur vos tombes ; il s’est même empressé de bricoler un « manuscrit original » en anglais pour accréditer l’existence d’un vrai Vernon Sullivan qui n’aurait pas été son pseudonyme.

Boris Vian est mort en 1959 avant que notre génération ne puisse apprécier ses nombreux ouvrages. Mais nous l’avons amplement redécouvert quand nous avons été en âge : L’Écume des jours, L’Arrache-cœur, L’Herbe rouge sont devenus des best-sellers à retardement dans les années 1960 et 1970. Nous y avons trouvé une petite musique qui nous parlait, un écho de notre enfance, nous nous y sommes reconnus. Qu’on les relise aujourd’hui : ces œuvres attachantes racontaient en fait un monde à la dérive, prisonnier de ses illusions, aussi brisé que le vase de Sully Prudhomme, notre monde à nous. J’irai cracher sur vos tombes finit mal. Nous aussi.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire